Journal de guerre d’une communauté pendant l’occupation allemande

En 1914, il y avait deux communautés de Petites Sœurs de l’Assomption à Lille : Lille Sud (rue Gambetta) fondée en 1897 et Lille Est (rue de la Louvière) fondée en 1906. Les sœurs de la communauté de Lille Est ont tenu un journal de guerre qui débute fin juillet 1914, et se termine le jour de la libération de Lille. Ce journal nous montre comment la population lilloise en général et les PSA en particulier, ont vécu cette occupation et quelle a été l’attitude des Allemands. Le service des Archives souhaitait faire découvrir le contenu de ce journal qui est très intéressant mais non communicable en raison de sa fragilité. L’autre intérêt de ce journal, ce sont ses nombreuses illustrations (dessins, peintures).
Repères chronologiques
1er et 2 août 1914 : l’Allemagne déclare la guerre à la Russie puis envahit la Belgique.
3 et 4 août 1914 : l’Allemagne déclare la guerre à la France puis la Grande-Bretagne à l’Allemagne.
Mi-octobre 1914 : chute de Lille après plusieurs jours de siège et d’intenses bombardements provoquant de nombreuses victimes et destructions. Une partie des départements du nord et de l’est de la France ont été occupés.
2 avril 1917 : les USA entrent en guerre.
17 octobre 1918 : libération de Lille par les Anglais.
11 novembre 1918 : armistice.
Mission des Petites Sœurs pendant l’occupation
Les sœurs de Lille Est et de Lille Sud ont tenu des ambulances (hôpitaux militaires) pour des soldats français blessés à partir du 25 août 1914. Mais toutes les ambulances militaires de Lille ont été évacuées quelques jours plus tard devant l’avancée allemande pour éviter que les soldats soient faits prisonniers.

Les sœurs de Lille Sud ont ensuite été obligées de tenir une ambulance pour les soldats allemands qui sera évacuée par l’occupant en novembre 1914, car ils trouvaient que ce n’était pas assez confortable pour l’hiver. Après de nombreuses péripéties, nous apprenons dans le journal que finalement, les Allemands ont seulement demandé une salle de consultation aux sœurs de la communauté de Lille Est. Elles se plaignent de devoir renettoyer sans arrêt la salle pour s’en servir de réfectoire : « Adieu la beauté de notre salle ! Et il fallut peu d’instants pour la voir de nouveau marquée de gros doigts crasseux ».
Nous voyons que les sœurs ont continué à s’occuper et à soigner la population. En décembre 1915, on leur a proposé l’évacuation qu’elles ont refusé car elles considéraient que leur devoir était de rester pour aider et soigner les pauvres. A Noël, les sœurs signalent une épidémie de typhoïde. Toutes les sœurs sont occupées à soigner les malades. En avril 1917, plusieurs sœurs de Lille Est et de Lille Sud sont évacuées pour raisons de santé. Deux vont mourir de maladie à Lille Est. Une fois les blessés pansés, elles ensevelissent les morts.
Les sœurs ont aussi continué la mission spirituelle. Elles essaient de maintenir les fêtes de congrégation avec souvent une nombreuse assistance comme à Pâques 1915. A Noël, il y a une grande et belle fête. Une sœur fait une superbe crèche tout en soignant en même temps deux malades de la typhoïde. Le samedi saint 1916, la communion de filles a été annulée car cela était trop risqué avec les réquisitions forcées pour le travail obligatoire. En mai 1917, c’est la reprise du catéchisme après une interruption tout l’hiver car c’était trop dangereux de laisser sortir les enfants sans lumière dehors. A la Fête-Dieu, il y a une procession dans le petit jardin et une bénédiction des enfants comme à Grenelle.
De plus, la proximité entre les deux communautés leur a permis de faire face aux difficultés et les a aidées dans leur mission. Les sœurs de Lille Est profitent du ravitaillement donné par les Allemands, en 1914, aux sœurs de Lille Sud pour les soldats allemands blessés, avant leur évacuation. Les deux communautés se sont aussi réunies pour se donner l’illusion de la clôture de la retraite des Supérieures. Elles ont lu le début de leur journal de guerre et célèbrent ensemble certaines fêtes comme le 15 août 1917 ou le jubilé de Mère M. Gabriel (du St Sacrement), supérieure de Lille Est.
La population est-elle reconnaissante aux Sœurs de l’aide qu’elles lui apportent ? Les congrégations s’entraident-elles ?
Les sœurs ont la chance de bénéficier du soutien de la population et des autres congrégations. Par exemple, en 1915, tout habitant doit posséder une carte d’identité. Les sœurs n’ont pas eu à se déplacer car un monsieur est venu leur apporter les feuilles. Les Sœurs Auxiliatrices ont partagé leurs provisions et aussi l’argent du dessert de Noël. Les Petites Sœurs font la remarque que dès qu’elles manquent de provisions quelqu’un leur vient en aide.
Comment l’autorité des Allemands s’exerçait-elle ? Comment procédaient-ils pour gérer la ville ?
Entre octobre 1914 et mars 1915, nous voyons dans le journal les ordonnances s’échelonner, se durcissant progressivement. Il est d’abord interdit de fournir des vêtements civils aux soldats français. Une dame qui n’avait pas sa carte d’identité quand elle a fermé ses volets pendant le couvre-feu a écopé de 3 jours de citadelle à dormir sur une planche, au pain sec et à l’eau. Plus tard, il faudra un laisser-passer pour franchir les portes de la ville.
D’autres ordonnances visent à recenser la population afin de la contrôler et de la convoquer si besoin. En 1915, les Allemands prennent des otages : notables, prêtres. Puis c’est le premier recensement des hommes de 15 à 55 ans. Des feuilles affichées dans l’entrée des immeubles et des maisons doivent indiquer le nombre et les noms des habitants.
En 1916, ce sont les premières affiches annonçant les évacuations forcées vers les zones occupées. Ces évacuations se déroulent la nuit dès 3 heures du matin, à chaque fois dans un quartier différent. Les Allemands convoquent les gens grâce aux listes des habitants affichées à l’entrée des habitations. Ils ont alors ¼ d’heure pour se préparer.
Comme la ville était sous occupation allemande, il était très difficile d’en sortir sauf dans 3 cas :
- En 1915, une évacuation forcée de familles indigentes (pour qu’ils ne soient plus à la charge des Allemands) vers les zones non occupées. Ils doivent partir sans leurs enfants nés sous l’occupation (pour des raisons administratives) ni ceux âgés d’au moins 17 ans.
- A partir de 1916, d’autres évacuations forcées, cette fois-ci vers les zones occupées éloignées du front, de femmes, d’hommes et d’enfants à partir de 14 ans, pour travailler dans les champs.
- La 3e possibilité était volontaire cette fois-ci. Il était possible, à certains moments, d’être évacué volontairement, souvent pour raisons de santé, vers les zones non occupées. Il fallait en faire la demande aux Allemands, sans être sûrs d’obtenir l’autorisation.
Comment les Lillois réagissaient-ils face à toutes ces ordonnances, à toutes ces obligations et interdictions ? Essayaient-ils de résister ?
Nous observons que la première réaction des Lillois face à toutes ces obligations et exactions est de ne pas obéir, surtout au début de l’occupation. En 1915, les mesures ne sont guère respectées car il n’y a pas de patrouille dans le quartier. Les sœurs gardent leur humour : « Les Allemands essaient de rendre la vie moins monotone aux Lillois : par exemple, cette semaine, ils ont affiché dans la plupart des rues : Victoire définitive remportée sur les Russes ». Mais très vite, la peur s’installe et le désespoir arrive. En 1915, le rapatriement forcé vers les zones non occupées de nombreuses familles indigentes provoque le suicide de personnes âgées et le désespoir des mères séparées de leurs enfants. Malgré cela, la population en général et les sœurs en particulier vont croire la libération imminente tout au long de l’occupation.
Le journal nous montre aussi que les sœurs et la population résistent à leur façon. En 1915, pour échapper au couvre-feu, les sœurs escaladent le mur pour passer d’une maison à l’autre, la communauté ayant deux maisons. Des ouvriers français qui fabriquent des toiles utilisées par les Allemands dans les tranchées font grève : les Allemands annoncent des sanctions s’ils ne reprennent pas le travail. Le journal nous apprend également qu’une sœur est sortie au début du couvre-feu pour aller soigner un voisin blessé. En 1916, le maire de Lille et Mgr Charost envoient des protestations contre les évacuations forcées vers les territoires occupés. En 1918, de courageux citoyens relèvent les infos françaises grâce à la télégraphie sans fil.

Comment les Lillois vivent-ils concrètement ? Quelles sont leurs principales préoccupations ?
Pendant toute la guerre, l’Allemagne a subi une disette. Elle cherchait donc à récupérer toutes les vivres possible, des matériaux et de l’argent pour son effort de guerre et pour l’entretien de ses troupes.
Comme nous le constatons tout au long du journal, la préoccupation principale des Lillois reste l’approvisionnement en nourriture, en chauffage, en vêtements, en chaussures, la lumière, etc… Dès 1914, d’énormes pénuries sont signalées : plus de farine pour les boulangers, de viande, d’œufs, de café. En 1915, la déclaration de certaines vivres devient obligatoire : pommes de terre, riz (l’aliment de guerre de l’époque). Le pain noir est la règle sauf certificat médical. Les sœurs font quelques livres de pain pour les estomacs délicats de certaines sœurs. On fait la queue pour tout : le pain, le charbon, le ravitaillement, le fourneau économique (soupe populaire) etc… Les gens se procurant des vivres au marché noir sont enfermés dans la citadelle. Les navires américains ont apporté des vivres jusqu’à leur entrée en guerre en 1917 : haricots, pois, riz, pain. Elles sont rationnées et distribuées par la mairie. En 1916, quasiment plus de riz. Comme nous l’indiquent les sœurs : « On se donne 1 ou 2 pommes de terre comme autrefois un fruit rare ». En 1917, c’est une réquisition très large : cuivre, nickel, fonte, puis la laine des matelas et enfin en 1918, les appareils à gaz. A la fin de l’été 1918, grand dilemme pour les habitants : faire des provisions en prévision de l’hiver ou garder son argent pour pouvoir l’emporter en cas d’évacuation ?
Le froid règne en maître : en 1917, les écoles ont été fermées plusieurs mois car les autorités allemandes avaient interdit de chauffer les lieux publics. Le gaz et le charbon sont rationnés. Chaque ménage ne peut consommer en gaz que 75% de ce qu’il a consommé l’année précédente sous peine de 10 jours de coupure de gaz.

Et les Allemands, quelles sont leurs craintes ?
Les Allemands ont peur des épidémies. En 1916, les cas de typhus et de fièvre typhoïde doivent être déclarés. La communauté de Lille Est n’a pas déclaré la typhoïde d’une sœur pour éviter les inconvénients du confinement. Les malades sont soumis à des visites médicales et à des confinements obligatoires. Les propriétaires d’animaux doivent payer une grosse somme d’argent et les chiens doivent être enfermés et muselés.
Les Lillois n’étaient-ils pas trop coupés du reste de la France, arrivaient-ils à communiquer avec l’extérieur ?
Les problèmes de communication avec les zones non occupées ont entraîné l’isolement des communautés des PSA de Lille. En effet, les Allemands occupaient une grande partie des départements du Nord et de l’Est de la France. Les sœurs de Lille ont été presque complètement coupées des autres communautés en zone non occupée et de la Maison Mère. Le journal nous indique que beaucoup de nouvelles sont transmises par des personnes qui quittent la ville ou y entrent, ces nouvelles datent souvent de plusieurs semaines ou mois.
Nous apprenons qu’il devient difficile de transmettre des lettres : en septembre, les voyageurs sont fouillés dans les cars pour voir s’ils ne transmettent pas de correspondance.
Les difficultés de communication avec l’extérieur ont-elles favorisé la propagande allemande ?
Nous constatons que les belligérants se livrent une véritable bataille de propagande. Les Allemands utilisent les affiches et leurs journaux. Les alliés envoient des tracts avec leurs avions. En 1914, un aéroplane allié jette un message au-dessus de Lille : « Courage, nous ne vous oublions pas ». Des affiches allemandes annoncent des victoires allemandes, un nombre important de prisonniers. Les aéroplanes anglais lancent des journaux aussitôt interceptés par les Allemands : ceux-ci ont très peur que la population sache la vérité. Le 7 mars 1915, nous apprenons que « L’Echo de Paris » du 25 février est arrivé à Lille, probablement lancé d’un avion. En juillet 1918, c’est l’échec de l’offensive allemande sur Paris. Les journaux allemands essaient de faire passer la déroute allemande pour une retraite stratégique. Les « aéro » alliés lancent des tracts : « Ne faites pas de provisions » puis un petit soldat qui dit : « Nous voilà ! Les autres suivent ». Le 12 septembre, en voyant les affiches collées par les Allemands, les sœurs font cette réflexion : « L’autorité allemande a demandé aux Britanniques d’épargner les villes de Lille-Roubaix-Tourcoing, trop densément peuplées. Quelle sollicitude ! Les gens en rient mais ont peur d’un nouveau bombardement. »
Une autre constante que nous montre le journal, c’est la persistance des rumeurs, dues à la difficulté d’avoir des informations fiables. La plupart concerne des victoires alliées, une libération prochaine, des exactions allemandes ou des bombardements. En décembre 1914, les cloches ont sonné. Ce n’était pas l’arrivée des alliés dans Lille bien que le bruit ait couru qu’on sonnerait les cloches pour l’annoncer. En fait, c’était pour une victoire allemande sur les Russes. En mars 1915, les Anglais seraient tout près : quelqu’un aurait vu du grenier le camp des Anglais. En avril, un Jésuite raconte que des évacués ont été maltraités, des femmes en auraient perdu la raison.
L’occupation de Lille ne doit pas occulter le fait que les combats continuent.
Le journal n’oublie pas de nous montrer les ravages de la guerre.
En 1915, les Allemands ont installé une batterie aérienne pour abattre les avions alliés. En janvier 1916, les sœurs sont réveillées brutalement à 3h 30 par un genre de tremblement de terre : lits secoués brutalement, fenêtres ouvertes, vitres cassées et enfoncées dans le mur, meubles renversés, trous béants dans le mur. Il y a 92 victimes et de nombreux sans-abri. On appelle les sœurs pour soigner les blessés. En fait, c’est un dépôt de poudre qui a sauté.
Les sœurs constatent que la pensée de la mort est omniprésente : on risque sa vie à tout instant. On ne peut pas se calfeutrer dans sa chambre, donc on s’en remet à Dieu. Sr M. St Marc revenait de chez une malade quand un avion jeta une bombe sur les rails du chemin de fer où elle était. Elle rentra à la communauté indemne mais sous l’emprise de la peur. Dans la nuit du 29 au 30 juin 1918, il y eut des éclats d’obus près du lit de Sr St Augustin.
En résumé, ce que le journal souligne, c’est que malgré les nombreuses souffrances de la population pendant l’occupation, la peur qui régnait, et la coupure avec le reste de la France non occupée, les Lillois n’ont pas perdu l’espoir de la libération tout au long de l’occupation. Ils ont gardé le sens de l’humour. De nombreux actes de résistance ont eu lieu. Les sœurs, quant à elles, ont tout le temps continué leur mission aussi bien en soignant les gens qu’en les soutenant spirituellement. Les deux communautés ont tout fait pour rester en contact malgré la difficulté, même de loin en loin, avec la Maison Mère et les autres communautés. La tenue d’un journal de guerre montre leur volonté de garder la mémoire des évènements vécus, pour témoigner de leur expérience, avec les autres sœurs de l’époque, et avec les générations futures.




Catherine HAMOT
Service des Archives des PSA